Edito

Édito : Jacob le trompeur, Jacob le béni

Tout commence par une intervention de Dieu qui exauce la prière d’Isaac : Rébecca, jusque-là stérile, devient enceinte de deux jumeaux. 2 frères rivaux dès le stade de l’embryon, et au moment de l’accouchement, le second s’agrippe au talon de son frère enfanté le 1er. Ainsi, le fils plus petit leurrera son frère aîné, le supplantera grâce à un stratagème et, pour cette raison, sera appelé Ja’ aqob, le trompeur, le tricheur.

Une bénédiction usurpée. Isaac veut bénir Esaü, son grand fils. Isaac devenu aveugle et sentant sa mort prochaine, appelle Esaü et l’envoie chasser en vue du repas qui précédera l’ultime bénédiction. Or Rébecca écoutait pendant qu’Isaac parlait à son fils. Elle met tout en place pour que Jacob, le plus jeune et glabre, passe pour l’aîné Esaü, tout velu. Elle l’envoie tuer un chevreau, lui recouvre les mains d’une toison de ce chevreau, cuisine la bête de façon à la faire passer pour du gibier. Puis elle envoie Jacob auprès d’Isaac, revêtu des plus beaux vêtements d’Esaü et le plat en mains, comme s’il rentrait de la chasse ! On comprend le stratagème de notre matriarche. On se demande toutefois pourquoi Rébecca fait revêtir à Jacob les vêtements d’Esaü, alors que le vieil Isaac est aveugle.

Jacob se présente devant son père. Mais ce dernier a des doutes. En effet il est déchiré entre son expérience auditive et son expérience tactile. Car « la voix est celle de Jacob, mais les mains sont celles d’Esaü » (Gn 27,22). Il bénit néanmoins le fils qui lui a apporté son plat préféré (Gn 27, 23), mais ce n’est pas encore la bénédiction qui a valeur de testament dont nous savons qu’elle doit intervenir après le repas. C’est à ce moment qu’Isaac dit à son fils : « Approche-toi et embrasse-moi, mon fils » (Gn 27,26). Ce qui emporte alors l’adhésion d’Isaac, c’est l’expérience du troisième sens qu’il a développé en raison de sa cécité, non plus l’ouïe et le tact, mais l’odorat. Tout le génie de Rébecca se révèle maintenant : c’est parce qu’elle avait prévu les hésitations d’Isaac qu’elle a demandé à Jacob de revêtir les habits d’Esaü. Car l’odeur des vêtements atteste à l’évidence la présence du grand fils : « Oh ! dit Isaac, l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ… » Isaac prononce et articule les mots fatidiques : « Sois chef pour tes frères, et que les fils de ta mère se prosternent devant toi » (Gn 27,29).

Rébecca et Jacob ont gagné, mais de justesse : « A peine Isaac avait-il achevé de bénir Jacob, et à peine Jacob avait-il quitté son père, que son frère Esaü revint de la chasse » (Gn 27,30). Hélas, la bénédiction est déjà donnée et elle est donnée une fois pour toutes.

Alors, que fait Dieu avec une bénédiction volée ?

Comment la bénédiction divine peut-elle s’accomplir dès lors qu’elle est volée? Que fait Dieu dans tout cela?

Une lecture attentive de toute l’histoire de Jacob nous conduit à saisir que la bénédiction de Dieu, certes, se réalise et se transmet à travers la tromperie, mais que le trompeur paie, quoi qu’il en soit, sa tromperie dans sa personne par une contradiction à la bénédiction, qui poursuit sa course vers l’humanité entière.
Jacob s’accapare de la bénédiction d’Esaü et fait perdre un fils à son père Isaac, qui voit passer la bénédiction sur le fils qu’il n’avait pas choisi. Mais la même chose lui arrivera plus tard à lui, quand ses fils lui ôteront son préféré, Joseph.
Quelles amères tromperies Jacob le trompeur subira-t-il : son beau-père Laban l’exploitera durant sept ans, lui promettant d’épouser Rachel que Jacob aimait, mais, au moment des noces, c’est Léa, sa sœur, qu’il lui fera trouver dans le lit ; ses fils le tromperont à leur tour en vendant Joseph comme esclave et en faisant croire à leur
père qu’il a été dévoré par une bête féroce…
Il y a une némésis de la tromperie, une injustice immanente qui révèle que la tromperie ne fonctionne pas, qu’elle ne paie pas ; la bénédiction même qui passe à Jacob pour être transmise ne consiste pas dans ce que Jacob rêvait. L’incommensurable distance entre les projets humains et le dessein de Dieu apparaît évidente.
Et ainsi Jacob, le béni, celui qui s’est emparé de la bénédiction et en est devenu le porteur, ne pourra pas la garder pour soi, car elle ne lui appartient pas. Il bénira le pharaon, le goï par excellence, et en lui tous les peuples ; il bénira ses propres fils, chacun par une bénédiction particulière. Dans l’histoire de péché et de foi qu’est l’aventure humaine de Jacob, le projet de Dieu se réalise : la bénédiction pour l’humanité entière .

Père Dieudonné ESSAKO